Voyage à Alger

Photos de René Blanco

Au boulevard Bru
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Rue de la Gaîté

Textes de Jacqueline Marlin

CHAUD ET FROID

Me voici sous l'oppressante chaleur de ce jour, assoiffée d'ombre claire, de jeux d'eau, de brises chahuteuses, me voici surtout à me remémorer que, jadis, je m'aguerrissais fort bien à la chaleur des étés algérois. Si par avance je me faisais joie des vacances qui me conduiraient à Castiglione, aux plaisir de la baignade, et à ceux des pots de glace, avec leur petite cuillère plate en aluminium, je ne me souviens pas qu'au boulevard Bru, les dernières semaines d'école, la chaleur eût pesée sur mes épaules d'enfant et m'eût gardée, le jeudi, recluse dans ma chambre.
Aux heures déjà ou encore chaudes des débuts de juillet, dans l'éclatante lumière, je cherchais du regard, comme une offrande de beauté, les infimes contrastes de clarté, et goûtais sur ma peau le frôlement furtif de fraîcheurs vagabondes. Des petits riens concouraient à ces rafraîchissantes sensations : un carrelage frais lavé sous mes pieds nus, la pénombre d'une pièce, un drap blanc qui sèche sur la terrasse - le mince filet de son ombre portée, peu à peu, s'allonge en vague lente -
D'ineffaçables impressions de ces petits bonheurs d'été remontent à ma petite enfance ; De mémoire, ma main encore s'engourdit d'effleurer ces pains de glace translucides, légèrement bleutés, qu'un marchand ambulant débitait à la demande, ma soif s'apaise de limonade ou de coco, me désaltère le juteux d'une tranche de pastèque, éclatent sous mes dents en de fraîches étincelles les rubis d'une grenade. J'entends encore grincer la carriole de monsieur Thorez, le laitier, cliqueter la chaînette du pot au lait qu'on lui tendait et ses faisselles de fromage blanc demeurent en moi rafraîchissante saveur.
Je ne sais quelle rêverie s'est accrochée en cet instant où, en plein midi, je passai devant le dépôt de lait, en bas de chez nous, mais son souvenir agréablement persiste. Le marchand lavait à grande eau le magasin, ouvert sur la rue de toute sa longueur ; l'eau se répandait, ondoyait sur le sol qu'elle moirait, gagnait la chaussée en éclaboussures, puis en flaques qui s'écoulaient dans la rigole, jusqu'au bas de la rue de la Gaîté sur le boulevard. Je cueillis, en passant, la bruissante fraîcheur d'une eau vive ; l'odeur aigrelette du petit lait s'amenuisait en de désaltérantes effluves.
Si l'autre jour je me trouvais quelque peu accablée de chaleur, je m'attriste aujourd'hui d'un ciel gris et froid. L'été, dans l'est de la France, a cette année des sautes d'humeur déconcertantes ! Dit-on qu'il fait trop chaud, il prend aussitôt des mines d'automne froid et pluvieux. Ça jette un froid ! Alors autant retourner à mes souvenirs du boulevard Bru où les premières pluies d'automne étaient les bienvenues et les hivers cléments.

MAISONS

Chaque maison du boulevard Bru avait pour moi un charme particulier. Celles où je ne pénétrais pas avaient leur mystère qui tenait au détail d'une ferrure, à un heurtoir de porte, à une branche d'arbre dépassant d'un mur. La villa des docteurs m'enchantait, d'une clarté qui gagnait en intensité à mesure que j'en gravissais les escaliers bordés de fleurs. Celle cossue des Kotlareski m'imprégnait de grandeur par la majesté de ses parterres et, toutefois m'intimidait. Chez Régine C où tant de fois je suis allé jouer, la poignée du portail laissait sur ma main une odeur de rouille, mais la cour, où s'aventuraient parfois les poules échappées de l'enclos, sentait bon la lessive qui bouillait et les fleurs d'oranger. Au 98, un piano luisait dans une pièce, sous les toits, réservé aux enfants du patronage. Plus loin m'accueillaient le clair-obscur d'un palier, le détail d'une mosaïque murale.
Mais entre toutes, la maison Taude (ou Todd ? ) me paraissait importante, d'une part d'être ainsi nommée, d'autre part de comporter au moins quatre étages. Un de ces côtés qui donnait sur une parcelle de terrain, alors en friche, m'intriguait d'être, sur toute sa hauteur, peint en noir, comme une offense à la sérénité du paysage, mais j'aimais la poésie de ses balcons en fer forgé qui dominaient le boulevard. Portée par la lumière apaisée et le silence feutré qui régnaient dans les étages, je montais les escaliers avec une gravité, qui me fait à m'en souvenir, sourire avec tendresse à l'enfant que j'étais.
Pendant la guerre, ses caves servaient d'abris, notamment lors du débarquement allié en Algérie. Les habitants du boulevard Bru s'y regroupaient, se hâtant dans l'obscurité du couvre-feu, sitôt l'alerte déclenchée. L'atmosphère était calme, oppressante cependant. Mon arrière grand-mère se déplaçant avec difficulté, nous n'y sommes allés qu'une fois. Je me souviens d'une dame à mes côtés qui tricotait, de bruits de chaises qu'on offrait aux mères tenant leur bébé, de brefs commentaires sur les crépitements de la D.C.A. : « c'est sur le port, c'est tombé pas loin, ça c'est pour nous… ». Une jeune femme fit chanter les enfants. Ce devait être Antoinette Xuereb. Avais-je vraiment peur ? Par contre, je me souviens fort bien d'avoir eu peur de tomber, quand au retour à la maison, - nous habitions alors au numéro 6 de la rue de la Gaîté - mon père qui me portait, son bras à hauteur de mes genoux , se pencha pour ouvrir la porte. La clef tournée, la porte résistait. Mon père me posa à terre. Le sol de l'entrée était jonché de débris de verre. La déflagration d'une bombe qui était tombée sur la cordonnerie en bas de la rue Zaatcha, avait déplacé un buffet, soufflé les vitres, disloqué la crémone de la fenêtre de la chambre, arraché son loquet. On retrouva sur la place du marché un vêtement que ma mère, dans sa hâte y avait accroché, avant de gagner l'abri.

CAMUS

L'Algérie de Camus rejoint notre sensibilité en un accord parfait, s'en éloigne parfois d'une mesure incongrue ou d'un silence qu'on aurait voulu peuplé des lieux que nous avons aimés. Quoi de plus naturel, par ailleurs, qu'un vécu ne puisse réunir tous les vécus. Par les siècles passés, Auguste Robinet, Brua, Jourdan, Louis Bertrand, Robert Randau, nous ont conduit dans les ruelles de la Kasbah, dans les rues fourmillantes de Bab-el-Oued, ont évoqué El-Biar, la Bouzaréah, Saint-Eugène, Saint-Raphaël. À notre époque, par petites touches, Marie Cardinal, Élisabeth Fechner font revivre avec bonheur le cœur d'Alger. Le quartier du boulevard Bru, ne mériterait-il pas, lui aussi quelques mots, lui, dont l'Alger-Guide de 1934 disait « Une magnifique promenade s'offre aux touristes, celle du Boulevard Bru d'où l'on jouit d'un panorama unique sur la ville et la baie, et qui conduit au chemin des Crêtes et à la pittoresque promenade du Fort des Arcades… »
Un chroniqueur de l'Illustration, en 1933, comparait le bairrismo de Lisbonne au « quartiérisme » (néologisme qui, heureusement ne se maintint point !) d'Alger, à savoir que chaque quartier - suite à son peuplement originel - conservait son individualité, sa mentalité, son esprit, voire son orgueil de caste. Je crois pouvoir dire, sans pour autant généraliser, que nous étions fiers d'être du Boulevard Bru et que nous nous montrions assez condescendants à l'égard des habitants de la Redoute ou de Belcourt, sans parler de ceux de Bab-el-Oued. Souterraine mentalité, sans effective réalité, qui relevait bien plus de l'amour de notre quartier que du mépris. Akli Tadjer qui me dédicaçait son livre « Le porteur de cartable » me demanda : « D'où êtes-vous ? » - « du Boulevard Bru » -« Moi, d'El Biar » , me répondit-il, et dans ce court dialogue, implicitement, passa ce profond sentiment d'appartenance et d'attachement à un quartier natal.
Notre quartier était paisible qui escaladait ses collines en une valse légère de lacets, en blancheurs étayées de roche blonde, en balustres renflés bornant les terrasses dallées de rouge, en mystérieux jardins nichés dans la verdure et que l'on pressentait ramagés d'ombre et de soleil. Le nom de ses rues, que certain dit avoir été donné par un employé épris de platitudes romantiques, ouvrait mon esprit à d'enfantines rêveries. Je vous revis encore, évocateurs et poétiques, chemin de Fontaine-Bleue, chemin des Crêtes, rue des Alouettes, rue de la Gaîté…
Comme tous les quartiers d'Alger, le nôtre était doté d'écoles, d'un bureau de poste, d'un commissariat, d'une pharmacie, de cabinets médicaux, de petites entreprises, de commerces, de salons de coiffure, de cafés, d'un petit marché. La cohérence des lieux crée la cohésion des habitants. Étions-nous tentés par des emplettes au Bon Marché, aux Galeries de France, avions-nous envie de la pittoresque abondance des marchés Clauzel ou Meissonnier, avions-nous besoin de livres à la librairie Chaix, avions-nous à nous rendre au lycée Delacroix ou à la Faculté, tramways et trolleys nous y conduisaient. Ils longeaient le boulevard, bifurquaient sur la droite à l'hôtel Saint-Georges et par les rues Michelet, d'Isly, Durmont-Duville, gagnaient la Grande Poste, la place du gouvernement, Saint-Eugène, les Deux Moulins…Ce trajet que j'ai souvent fait, soit seule, soit avec mes parents, pour rendre visite à mes tantes, au boulevard Laferrière, où à ma grand-mère paternelle qui demeurait rue Henricet à Saint-Eugène reste en moi comme une mélodie déroulant ses arpèges variés. Est-ce d'un voyage particulier qu'en moi demeure cette glissée quiète verte et ombrée que m'était au retour l'amorce du boulevard Bru ? Les mesures allaient au tempo du moteur, au bruit des tickets poinçonnés, aux pauses des arrêts, contre-point d'où s'élevaient, allègres, les notes bruissantes dans mon imaginaire de Sainte-Marie, du Palais d'Eté, du parc de Galland. Passé le Télemly, le tracé de la route prenait, me semble-t-il, de la hauteur, j'attendais ce moment que je vivais toujours avec un égal plaisir où mon regard saisirait, dans l'échappée des rues transversales la ligne bleue de la mer.